L’art relève de la combinaison d’une technique et de l’esthétique par lesquels l’artiste communique sa subjectivité. Qu’une œuvre soit belle ou non, elle ne manque pas de produire un jugement de goût par les spectateurs qui la reçoivent. Or dans ce jugement intervient tout à la fois un plaisir pris à contempler l’œuvre et la compréhension que l’on retire de celle-ci. Apprécier une œuvre d’art relève dès lors du jugement et du goût qui n’ont pas nécessairement des valeurs d’absolus mais sont relatifs à la sensibilité particulière de chacun. Parce qu’une œuvre d’art ne produit pas le même effet et n’éveille pas la même sensibilité chez tout le monde, apprécier une œuvre d’art n’est pas une science qui doit provoquer l’assentiment de tous mais seulement celui d’une communauté qui le partage. Néanmoins, puisqu’une œuvre d’art s’inscrit dans la culture humaine, être cultivé peut favoriser son appréciation en la replaçant dans son contexte. Entre culture et goût esthétique, on peut s’interroger s’il y a nécessairement complémentarité ou si l’un peut se passer de l’autre ? Le « Faut-il » de l’énoncé a-t-il dans le fait d’apprécier une œuvre d’art valeur de nécessité, de participation ou une qualité superflue dans le plaisir pris à contempler une œuvre ?
Pour ce faire, nous verrons tout d’abord que la connaissance et le fait d’être cultivé participent de l’appréciation d’une œuvre d’art mais qu’elle n’est pas suffisante. Car l’art relève du pur plaisir et fait appel à la subjectivité, à ce qui nous touche, en fonction de notre sensibilité, nos expériences, et des émotions que cela provoque en nous. Et finalement, si seule cette dernière permet d’apprécier pleinement une œuvre d’art, alors la connaissance et la culture pourraient par conséquent être vues comme des obstacles pour épuiser le sens d’une œuvre.
L’œuvre d’art ne relève pas de la nature mais appartient au domaine de la culture humaine. Dans la production artistique il y a en effet l’idée de réflexion qui préside à la conception d’une œuvre. En amont, l’artiste réfléchit librement afin de donner forme à sa pensée qu’il matérialise sur un support qui devient l’œuvre d’art. Cette réflexion est le signe d’une représentation que l’artiste veut imprimer à son œuvre, qu’elle soit fidèle à son modèle comme c’est le cas de la mimétique, ou qu’elle s’en écarte pour laisser place à toute la subjectivité de son auteur. Apprécier une œuvre implique ainsi de tenter de comprendre cette représentation librement voulue par l’artiste. Or parce qu’un artiste s’inscrit dans une époque et un lieu particulier, parce qu’il a une histoire personnelle qui lui est propre, qu’il appartient à un mouvement artistique ou qu’il en créé un nouveau, son art en est ainsi imprégné. Cultiver ces connaissances, c’est favoriser la compréhension des œuvres d’un artiste et la subjectivité qui les peuple. Connaître la vie d’un artiste et son époque permet souvent de mieux appréhender ses productions artistiques par les influences desquelles il a pu s’inspirer. La culture que l’on a ainsi d’un artiste et de ses œuvres, participe donc de l’appréciation que l’on peut en avoir.
De même, si l’art ne relève pas de la nature c’est qu’il suggère une technique qui préside à sa production. En effet, dans le domaine de l’art il ne suffit pas de savoir ce qu’il faut faire ni comment le faire, mais celui-ci fait intervenir une habileté humaine, un savoir-faire que doit détenir l’artiste qui créé. Apprécier une œuvre d’art, c’est ainsi prendre toute la mesure de la technique afférente à l’œuvre et qui en fait sa qualité. Puisque apprécier c’est porter un jugement, la technique est une caractéristique de l’œuvre d’art qui permet de la juger à sa juste valeur. Car une œuvre d’art n’a pas seulement vocation à viser le beau mais à représenter des formes, la technique peut constituer toute la valeur d’une œuvre. Pour faire naître un sentiment d’appréciation, juger de la technique est ainsi primordial et ne peut l’être qu’à condition de connaître les difficultés qu’il y a à maîtriser les techniques qui président à la production d’œuvres d’art.
Néanmoins, au-delà de la connaissance en histoire de l’art et des techniques artistiques que l’on possède, la valeur d’une œuvre ne réside pas toute entière dans celle-ci sinon bien des œuvres jugées comme telles n’appartiendraient pas au domaine de l’art. C’est pourquoi, l’appréciation relève-t-elle également de l’expérience esthétique que les œuvres d’art rendent possible.
Comme nous l’avons dit, l’œuvre d’art est une représentation que produit l’artiste, laquelle témoigne de sa subjectivité. Or il résulte de la réception de cette subjectivité chez le spectateur, des sentiments, des sensations, des évocations. Une œuvre nous touche car elle éveille chez nous un sentiment particulier, qu’il soit un plaisir ou un dégoût. Une œuvre d’art provoque des émotions qui jaillissent de notre sensibilité et de l’interprétation que l’on s’en fait. Puisque apprécier c’est juger, le jugement que l’on fait de la contemplation d’une œuvre d’art est un jugement de goût. On peut bien trouver belle ou laide une œuvre, mais son appréciation, parce qu’elle nous touche directement à travers la subjectivité de l’auteur n’a pas besoin d’intermédiaire comme la culture. Cette appréciation peut à la fois relever de nos expériences personnelles, de notre sensibilité ou de notre compréhension subjective d’une œuvre dont on se fait l’interprète. Dans la critique de la faculté de juger, Kant écrit « qu’est beau ce qui procure une satisfaction affranchie de tout intérêt », car le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance mais un jugement esthétique qui se rapporte à un sentiment, à une façon de sentir. Apprécier quelque chose signifie ainsi que cela procure un sentiment de plaisir. A la différence d’un jugement de connaissance qui dépendrait de la culture que l’on aurait, le jugement esthétique est subjectif, il se rapporte à celui-là même qui juge et porte sur la façon dont l’objet l’affecte. De cette « satisfaction affranchie » il s’ensuit un plaisir « désintéressé » qui consiste à ne pas chercher dans l’objet une quelconque connaissance à en retirer.
Mais dès lors, si l’appréciation d’une œuvre d’art relève simplement du jugement esthétique, doit-on considérer le fait d’être cultivé comme participant à l’appréciation pleine et entière d’une œuvre ou comme relevant d’un obstacle ?
Encore une fois, la connaissance artistique permet souvent de mieux saisir ce qui préside à la création d’une œuvre d’art et à sa valeur qualitative à travers la technique mise en œuvre par l’artiste.
Apprécier à sa juste valeur l’art, cela s’éduque. Pourtant, à la compréhension purement artistique et représentative d’une œuvre que nous enseigne la culture, s’oppose l’appréciation subjective d’une œuvre d’art comme relavant du pur plaisir esthétique que cela procure chez le spectateur. Entre jugement et compréhension, l’appréciation d’une œuvre d’art est davantage du côté du premier terme que du second. Car celle-ci, bien qu’elle ait un sens, une portée significative que tente de transmettre l’auteur et que la culture peut nous aider à comprendre, est avant tout la manifestation de la liberté humaine. L’artiste, en laissant libre cours à sa pensée produit une œuvre qui dépasse la pure description que l’on peut en rendre. L’œuvre d’art ne répond pas à un souci de véhiculer un message particulier mais représente bien plutôt cette infinie liberté de création singulière. La subjectivité d’un artiste qui s’extériorise à travers ses œuvres dépasse ainsi le sens que l’on peut assigner à une œuvre. Apprécier se dirait donc davantage du ressenti que du comprendre. Plus encore, la culture peut être vue comme un obstacle qui limite le sens d’un œuvre en portant atteinte à la liberté humaine qui s’exprime dans les œuvres.
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